La reproduction politique dans les sociétés africaines postcoloniales

Aze Kerte Amoulgam

La reproduction politique est un mécanisme de survie d’un système politique par legs de génération en génération. Les acteurs du système cherchent à préserver leurs acquis en recrutant de nouveaux acteurs qui comprennent les règles de fonctionnement du système et l’appliquent à leur tour.

La reproduction politique réussit le plus souvent dans des sociétés où les liens familiaux et communautaires sont très forts. Elle s’appuie sur une dynamique de groupe déjà préexistante et sur un premier cercle d’allégeance familiale et traditionnelle. Les héritiers du système ne voudront généralement pas le changer, parce qu’ils en sont les premiers bénéficiaires. Ceux qui sont tentés de quitter le navire subissent de grandes pressions de leurs proches ou du système en place. Il faut beaucoup de courage et de conviction pour s’opposer au système, qui est capable même d’éliminer ses éléments dissidents. Le plus souvent, lorsque vous affirmez votre opposition au système, cela est mal perçu autant par les acteurs du système que les opposants au système. Les acteurs du système vous considéreront comme un traître, un dissident, et cela aura un impact sur la position des membres de votre famille qui jouissent des avantages du système. Par exemple, si le fils choisit de se désolidariser du système dans lequel son père s’épanouit, cela aura un impact négatif sur la carrière politique de son père dans le système. Ce qui fait qu’en général, bon ou mauvais, les familles restent solidaires (ou prisonnières) au système. Quant aux opposants au système, ils auront toujours tendance à vous considérer comme un enfant du système et à vous le rappeler dès que l’occasion se présente. 

C’est ainsi que beaucoup de pays africains ont connu des épisodes de reproduction politique, en particulier les pays « anciennement » colonisés par la France, à quelques différences près. Durant la période coloniale, il y avait une administration française directe dans les territoires colonisés et les personnes autochtones étaient des sujets de la France. Après plusieurs guerres et volonté politique de libération, le colon épuisé s’est résolu à octroyer les indépendances. Deux types d’indépendances sont nés durant cette période : une indépendance de rupture et une indépendance de reproduction. 

L’indépendance de rupture est celle qu’ont connue certains États africains qui ont arraché leur indépendance dans le sang ou ont eu des leaders révolutionnaires. On peut par exemple citer l’Algérie et la Guinée. L’Algérie a connu une longue et sanguinaire guerre de libération contre la France qui a causé la mort de plusieurs centaines de milliers de personnes. De nombreux crimes de guerre sont d’ailleurs reprochés aux soldats français lors de cette lutte de libération. Quant à la Guinée, le leader indépendantiste Sekou Touré a fait le choix de la rupture avec la France dès 1957, alors que d’autres tergiversaient entre l’indépendance de leurs pays et faire partie de la communauté française. 

Cette hésitation a conduit à une indépendance de reproduction, système hybride mi-colonisation mi-indépendance connu sous le nom de néocolonialisme. Le néocolonialisme est une association entre de gouvernants locaux et l’ancien colon (élite politique et économique française dans le cas illustratif) en vue de maintenir le système d’exploitation coloniale. Il naît d’une indépendance sous contrôle et supervision du colon qu’ont héritée plusieurs États africains, dont par exemple le Togo, le Gabon et le Tchad. Certaines caractéristiques de cette indépendance de reproduction sont la présence d’administrateurs français dans la haute administration de ces États, les accords de coopération militaire maintenant la présence militaire française, les accords de coopération économique accordant des avantages fiscaux et la primauté aux entreprises françaises dans l’exploitation des richesses minières et le commerce, la production de la monnaie et le contrôle de la politique monétaire et d’investissement par la France, le contrôle de la dévolution du pouvoir, le paternalisme international, etc… En fait il faut scruter ces États pour découvrir des sphères d’indépendance réelle, s’il y en a. 

Pour le cas du Tchad, le système a réussi à se reproduire et à se maintenir depuis plus de 60 ans. Au jour des indépendances le 11 août 1960, Ngarta Tombalbaye fut désigné président de la République. Cependant, le système de gouvernement qui a été instauré était une réplique coloniale, à l’image de l’administration coloniale censée prendre fin. Le colon devenu néocolon (autrement appelé coopérant), était resté présent dans la nouvelle administration et s’est assuré la pérennité de ses intérêts à travers des accords de coopération. La nouvelle administration tchadienne, ignorante des grands enjeux économiques et politiques mondiaux, s’est livrée à la ruse et aux manipulations du colon qui tenait à conserver tous les avantages tirés de l’exploitation des territoires annexés. Le nazisme monétaire répliqué à travers le franc des colonies françaises d’Afrique (FCFA) garantit d’une part l’acquisition gratuite des matières premières et biens de production, et d’autre part la confiscation des réserves de change des pays néocolonisés. Cette monnaie, qui avait déjà cours durant la période coloniale, a été conservée dans au moins 14 pays et est la parfaite illustration de la reproduction politique.

L’autre aspect de la reproduction politique est la récupération du système colonial par la nouvelle administration tchadienne. Les gouvernements successifs depuis les indépendances ont procédé à ce qu’on peut qualifier de « réplique coloniale ». Les méthodes de l’ancien colon ont été récupérées pour gouverner : domination d’un groupe sur les autres, exploitation de richesses locales au détriment des populations autochtones, impositions de schémas culturels et religieux du dominant au dominé. La domination s’est traduite par une gouvernance ethnique, le contrôle des postes stratégiques et de décision, une militarisation de l’État et une privatisation du service public. L’exploitation des richesses se fait de façon néopatrimoniale et la distribution des revenus de l’État entre les tenants du pouvoir et leurs familles. La domination culturelle et religieuse se caractérise par l’imposition ou la promotion d’une culture et d’une religion et l’octroi de faveurs à leurs adeptes. Des ethnies, des cultures et des religions se sont donc succédé, depuis les indépendances à nos jours, à la tête de l’État tchadien.

Aujourd’hui encore, depuis la mort d’Idriss Déby Itno, le système néocolonial est dans un processus de reproduction avec le coup d’État orchestré par la junte militaire CMT. Le fils du défunt président a été placé à la tête de l’État pour assurer la continuité, avec l’appui du néocolon français. Le président en exercice de la France est allé personnellement introniser le nouveau roi, son ambassadeur sur place fait pression sur l’opposition sociopolitique et des agents français menacent et influencent les acteurs politico-militaires dans les arènes du pré-dialogue sur l’avenir du Tchad au Qatar. Une certaine frange de l’opposition entretient des relations ambiguës avec la classe politique française. En fait, le système essaie même de se répliquer à travers l’opposition si son premier plan ne fonctionne pas.

Comment le processus de reproduction politique peut-il être rompu ? La meilleure arme contre la reproduction politique est la révolution. En ce sens le remède se trouve dans le poison. Si la classe politique et économique française a mis en place le système colonial et néocolonial, le peuple français donne a contrario le meilleur exemple historique de révolution sociopolitique à mesure de briser la reproduction. Nous aborderons cette révolution de 1789 et les conditions de sa réussite dans un prochain billet.   




Amoulgam Aze Kerte est juriste et analyste politique. Il est titulaire, après une double licence en sciences juridiques et politiques, d’un master en droits de l’homme et action humanitaire option contentieux des droits de l’homme obtenu à l’Université catholique d’Afrique centrale et d’un master en gouvernance et intégration régionale option gouvernance de l’Université panafricaine. Il est chercheur à la Chaire de recherche du Canada sur la justice internationale pénale et les droits fondamentaux et auteur de plusieurs ouvrages et articles dans le domaine du droit international des droits humains et du droit international pénal. Il poursuit ses études doctorales à l'Université Laval.

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