LE TCHAD DANS LA SPIRALE DU POUVOIR DES ARMES : ÉBAUCHE DE SOLUTIONS DE SORTIE DE CRISE
Yannick
DJIMOTOUM YONOUDJIM
RÉSUMÉ
La
République du Tchad a, depuis plus d’un demi-siècle, été le théâtre des
conflits armés, des guerres et de domination par les armes sur l’échiquier
politique et la vie publique. Ce pays s’est révélé très peu perméable à la
culture politique et démocratique, tant l’enjeu des armes dans le jeu politique
est prégnant. Certes, des réformes d’ordre juridique et institutionnel ont été
initiées et implémentées. Néanmoins, ces réformes n’ont pu aboutir au résultat
escompté, ¸à savoir la construction d’une société démocratique et pacifique et
d’un État de Droit au service du développement. Toutefois, loin de tout
fatalisme, le Tchad peut expérimenter à nouveau d’autres schémas lui permettant
de retrouver une voie qui lui sied. À cet effet, des changements doivent être
impulsés aussi bien sur le plan juridique et institutionnel que sur le plan de
la construction et/ou de la transformation de l’Homme.
Mots
clés : conquête
militaire, pouvoir, Tchad, démocratie.
ABSTRACT
The Republic of Chad has, for more than half a
century, been the scene of armed conflicts, wars and domination by arms on the
political spectrum and public life. This country has proved to be very
impervious to political and democratic culture, as the issue of weapons in the
political game is so pervasive. Of course, legal and institutional reforms have
been initiated and implemented. However, these reforms failed to achieve the
desired result, namely the construction of a democratic and peaceful society and
the rule of law in the service of development. However, far from any fatalism,
Chad may again experiment with other patterns that will allow it to find a path
that suits it. To this end, changes must be initiated both at the legal and
institutional level and at the level of the construction and /or transformation
of the citizen.
Keywords: military conquest, power, Chad, democracy.
Le
Tchad, pays d’Afrique centrale et un État membre de la Communauté économique et
Monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC), est un pays sahélien limité au Nord
par la Lybie, au Sud par la République centrafricaine, à l’Est par le Soudan et
le Soudan du Sud et à l’Ouest par le Niger, le Nigéria et le Cameroun. Sur le
plan politique, ce pays a connu un régime présidentiel, semi-présidentiel[1] et un régime présidentiel
« intégral » introduit par la Constitution du 4 mai 2018 révisée le 20 décembre
2020[2].
À
l’instar de la plupart des États africains de l’espace francophone, le Tchad
n’a pas échappé à la bourrasque de la démocratie des années 1990 avec son
corollaire, la tenue de la Conférence Nationale
Souveraine (CNS) en 1993. Ces Assises nationales étaient
censées définir les conditions et modalités de l’instauration de la paix, de l’État de Droit et du progrès du pays. Des Recommandations
et Résolutions pertinentes sont issues de la CNS
(réformes de l’armée, de la justice, de l’administration, du système éducatif,
entre autres). Cependant, la mise en œuvre de ces Recommandations et
Résolutions est, pour la plupart, remise aux calendes grecques, nonobstant le
caractère exécutoire et souverain des décisions de la CNS. En effet, l’Acte de la
souveraineté de la CNS adopté comportait les principaux points déclinés
ci-dessous :
-
la CNS est souveraine (article 1) ;
-
elle discute et prend librement ses
décisions, qui sont impératives et exécutoires par les organes de la transition
(article 2) ;
-
le
Président de la République est le garant de la souveraineté nationale (article 3) ;
-
les institutions issues de la charte nationale
restent en vigueur pendant la mise en place des institutions de la transition.
En
tout état de cause, la République du Tchad s’est engagée dans un processus
démocratique marqué par la mise en place des dispositifs juridiques et
institutionnels susceptibles de régir la vie publique. Des élections
présidentielles, législatives et communales ont été organisées de 1996 à 2021.
Si les élections présidentielles étaient régulièrement tenues pour éviter un
certain « vide juridique », les
élections législatives et communales connaissent des retards et des différés
qui entament la légitimité des élus.
En
effet, le
Mouvement Patriotique du Salut (MPS), parti au pouvoir sous le défunt Président
de la République Idriss DEBY ITNO, a souvent réfuté tout report de l’élection
présidentielle (notamment celles de 2011 et 2021) qui
occasionnerait un vide juridique. Pourtant, les élections législatives et
communales censées respectivement se tenir en 2015 et 2018 ne sont pas
organisées jusqu’à ce jour sans qu’un vide juridique ne soit invoqué.
Nonobstant
ces efforts, certes perfectibles, le Tchad n’a pas rompu avec le cycle infernal
de l’opposition armée et de la rupture du consensus républicain. Compte tenu de
ce contexte, des dialogues sont organisés entre les forces vives de la Nation
et des accords politiques [3] conclus sous l’égide de la
communauté internationale. À l’exemple de l’accord du 13 août 2007, les
accords politiques peinent à s’insérer dans la hiérarchie des normes, au point
où leur qualification et leur rapport
avec la Constitution soulèvent des difficultés liées à leur valeur juridique et
leur force obligatoire.
Quoi
qu’il en soit, l’application des accords politiques a souvent achoppé. Il en a
résulté des incursions rebelles à répétition, des élections contestées (le
système électoral tchadien nécessite un travail de fond, notamment en ce qui
concerne le Code électoral, le découpage administratif et le fichier
électoral), des crises pré et postélectorales, une
instabilité institutionnelle, des boycotts des élections,
etc. En effet, plusieurs
élections présidentielles ont été boycottées par l’opposition démocratique,
notamment celles de 2006, 2011 et 2021 à défaut d’un consensus des acteurs
politiques sur les conditions d’organisation de ces élections.
Le
contexte tel qu’ébauché n’a guère favorisé la construction d’une démocratie
soutenable. Par démocratie, on entend un système politique dans lequel le
pouvoir et la souveraineté appartiennent au peuple qui les exerce soit
directement en votant des lois (démocratie directe) ou à travers des
représentants élus (démocratie indirecte). Elle peut également prendre une
forme semi-directe en combinant des éléments puisés de la démocratie directe et
indirecte[4].
La
dernière élection présidentielle en date (11 avril 2021), comme une cerise
sur le gâteau, s’est déroulée dans un environnement sociopolitique et
sécuritaire tendu. Qui plus est, l’opposition
démocratique a boycotté cette élection.
Alors
que le Tchad ouvre une période de transition consécutivement à la disparition
de l’ex-Président Idriss DEBY ITNO, il est de bon aloi d’esquisser des pistes
de solutions pour une démocratie digne de ce nom. À cet effet, la présente
réflexion se propose de dresser dans un premier temps un état des lieux des
modes de conquête du pouvoir politique au Tchad sur fond de violence mêlée à
une démocratie d’apparat (I), et dans un second temps de proposer des pistes de
solutions pour l’édification d’une démocratie véritable (II), à partir de la
période de transition en cours.
I.
ÉTAT DES LIEUX DES
MODES DE CONQUÊTE DU POUVOIR POLITIQUE AU TCHAD : DE LA VIOLENCE MÊLÉE A UNE
DÉMOCRATIE D’APPARAT
De
la période des indépendances à nos jours, la conquête du pouvoir et sa
conservation sont, dans la plupart des cas, effectuées par la voie des armes
(A) doublée d’un processus démocratique mitigé (B).
A. La
prédominance de la prise et de la confiscation du pouvoir par les armes
De
toute évidence, le pouvoir politique a le plus souvent été conquis par les
armes[5]. Aux coups d’État ont
succédé des incursions rebelles, confortant ainsi l’expression « démocratie au bout
du fusil ».
Qu’il s’agisse de la prise du pouvoir ou sa conservation, la force des armes a souvent
été mise à contribution. En effet, le Tchad a connu de multiples coups d’État
après les indépendances et avec l’avènement du processus démocratique enclenché
dans les années 1990.
L’on
peut constater avec Mahamat-Ahmad
ALHABO que :
De 1962 à 1990, le
pays connut plusieurs régimes dictatoriaux, les révoltes des FROLINAT,
plusieurs interventions militaires étrangères, notamment françaises. C’est la
période de parti unique, à l’exception de la période de guerre civile
généralisée où plusieurs tendances politico-militaires se sont affrontées. A
partir de juin 1982, les Forces Armées du Nord (FAN) de Hisseine Habré eurent
le dessus et réinstaurèrent le Parti unique. Les FAN se muèrent en Union
Nationale pour l’Indépendance et la Révolution (UNIR).
Outre
la prise du pouvoir, la conservation du pouvoir se fait également par la force
des armes, marquant ainsi la confiscation du pouvoir. Cette confiscation du
pouvoir est faite en violation des droits humains, des libertés fondamentales
et des instruments juridiques (Constitution, Conventions internationales, lois
et règlements) qui encadrent la conquête, l’exercice et la conservation du pouvoir.
La période allant de 1990 à 2021 offre une belle illustration factuelle à ces
constatations. Après la tenue de l’élection présidentielle de 2016, alors que
la Commission Électorale Nationale Indépendante (CENI) était sur le point de publier
les résultats provisoires, le Gouvernement a déployé un important dispositif
militaire donnant à certaines villes du Tchad (N’Djamena, Moundou, Doba,
Abéché) les
allures des localités assiégées. Cet
état de fait caractérise « [u]ne
vraie jungle où le plus fort gagne et se maintient ».
B. L’instauration
d’une démocratie de façade
À
l’euphorie des années 1990 suivie des espérances suscitées par la
Conférence Nationale Souveraine, a succédé un désenchantement quant à l’instauration
d’une démocratie véritable. En effet, la déclaration de l’ex-Président de la
République après sa prise de pouvoir en 1990, « Je
ne vous apporte ni or ni argent, mais la liberté
(…) », qui a suscité une lueur d’espoir n’était pas suivie de réformes
profondes de nature à instaurer la démocratie.
Quand
bien même des textes juridiques importants ont été adoptés (la
Constitution tchadienne de 1996 révisée en 2005 et des lois et règlements
régissant la vie publique : la presse et les médias, les associations
civiles et les partis politiques, les élections, etc.), des institutions mises
en place, force est d’observer que le processus démocratique enclenché bat de
l’aile. Les possibilités d’une alternance démocratique et pacifique ont été
savamment annihilées laissant libre cours aux contestations armées.
Les
autorités tchadiennes se sont contentées de mettre en place des dispositifs
(textes juridiques et institutions, création d’organes de presse et de médias,
création des partis politiques et d’associations, etc.) susceptibles de régir
la démocratie. Le fonctionnement de ces dispositifs n’a pas préoccupé les
autorités, tant elles y voyaient une sorte de contre-pouvoir, d’adversité et d’opposition.
Ce constat, qui trahit quelque peu un déficit de culture politique, vaut
notamment pour la presse privée, les Organisations de la Société Civile
indépendantes du pouvoir et l’opposition démocratique.
À
l’occasion des consultations électorales ou en temps normal, les moyens
d’État sont utilisés à profusion par le parti au pouvoir. À
titre d’exemple, les médias
d’État ne sont que très peu accessibles aux partis politiques d’opposition et
aux Organisations de la Société Civile (OSC).
Par
ailleurs, l’administration territoriale est fortement politisée et militarisée.
Ce constat n’est pas que celui des forces politiques internes. Les
partenaires du Tchad, tels la Délégation de l’Union européenne et les Nations
unies l’ont reconnu.
II.
LES PISTES DE SOLUTIONS POUR UNE SORTIE
DE CRISE : RÉFLEXION À PARTIR DE LA PÉRIODE DE TRANSITION EN COURS
Dans
le registre des pistes de solutions, il sied de proposer un schéma de sortie de
crise d’ordre institutionnel (A) d’une part, et des pistes de solutions du
ressort personnel d’autre part (B). Les pistes de solutions peuvent connaître
un début d’exécution au cours de la période de transition et se poursuivre dans
le cadre d’un mandat régulier. En effet, une transition n’a pas vocation à
résoudre de nombreux défis précédemment identifiés.
A. Un
schéma d’ordre institutionnel
Ø La
démilitarisation de l’espace politique
Le
pouvoir politique au Tchad a longtemps été militarisé, soit parce qu’il est
exercé par des militaires, soit par des civils/maquisards
qui lui confèrent un caractère militaire. À cet égard,
l’administration territoriale et certains leviers du pouvoir (l’administration
douanière par exemple) se trouvent fortement militarisés.
De surcroît, cette militarisation à outrance du pouvoir contribue à desservir
la gouvernance à cause de l’absence ou de l’insuffisance de formation des
militaires.
À
l’occasion de l’ouverture d’une transition tout aussi militaire, la
démilitarisation[6]
du pouvoir politique et de la vie politique apparaît comme une nécessité
impérieuse. Une telle option contribuerait à briser l’idée d’un Tchad « territoire
militaire » qui n’a de valeur que pour préserver les intérêts stratégiques des
puissances étrangères, notamment ceux de la France.
L’enjeu
d’une démilitarisation s’explique par la nécessité de libérer véritablement
l’espace politique, et donc les énergies et l’intelligence collective des
acteurs, à l’effet de bâtir une démocratie, socle du progrès. C’est pourquoi
l’accord politique du 13 août 2007 a préconisé une démilitarisation
de l’administration territoriale. Cependant, son
application a posé problème.
Ø La
construction des institutions durables
Au
sortir de la CNS de 1993, la République du Tchad a mis en place des instruments
juridiques et institutionnels à l’effet de mettre en œuvre le processus
démocratique et d’édifier un État de Droit. Cependant, l’expérience a montré que la viabilité et la solidité de ces institutions
étaient sujettes à caution. En effet, la plupart des institutions mises en
place (Conseil constitutionnel, Haute cour de justice, Haut conseil de la
communication, Conseil économique, social et culturel, Cour suprême, Cour des
comptes, etc.), à travers leurs règles d’organisation et de fonctionnement, se
sont transformées en des chambres d’enregistrement[7] des desideratas du
pouvoir. Les institutions de la République n’ont pas rempli les missions pour
lesquelles elles ont été créées. Composées des personnalités issues du parti au
pouvoir ou des partis alliés, ces institutions peinent à assumer leur
indépendance pour se révéler viables et solides. Par conséquent, le jeu
politique en prend un coup.
Au
regard de ce qui précède, le Tchad a besoin, aujourd’hui, plus qu’hier, des
institutions fortes, viables et durables à même de soutenir le processus
démocratique. À cet égard, les sources d’inspirationne manquent pas en Afrique
francophone comme en témoignent les expériences[8] sénégalaise, béninoise,
malienne et nigérienne. En effet, dans ces pays, aussi bien l’Assemblée
nationale ou le parlement selon le cas que la juridiction constitutionnelle ont
respectivement contrôlé l’action gouvernementale, pris des décisions et émis
des avis conformément au Droit et parfois à l’encontre des intérêts des partis
majoritaires. A titre d’illustration :
Dans son arrêt
2009 06 1(JN), la Cour constitutionnelle du Niger s’est opposée à la tentative
du président Mamadou Tandja de contourner les limites imposées aux mandats
présidentiels, car la Constitution du pays prévoit l’immutabilité de la
disposition relative à la durée du mandat présidentiel. La décision était
principalement axée sur les aspects procéduraux (la Constitution n’autorise pas
le président à initier la procédure envisagée par M. Tandja), mais elle
mentionne également la violation de l’immutabilité de la clause »[9]. Dans le même esprit,
« la Cour constitutionnelle béninoise est également renommée pour sa
jurisprudence penchant largement en faveur de la protection des droits
fondamentaux.[10]
Ces
expériences sont certes perfectibles, mais elles se sont démarquées du lot des États
d’Afrique francophone. Toutefois, s’inspirer des modèles institutionnels
étrangers ne voudrait pas signifier faire un mimétisme systématique comme ce
fut le cas pour de nombreuses Constitutions des États africains francophones
calquées sur la Constitution de la Vè République française.
B.
L’impérieuse nécessité de
transformation des élites et du peuple
Ø La
transformation des élites politiques
Les
élites politiques également ont des défis personnels à relever. En effet, les
soubresauts, les crises politiques et la mauvaise gouvernance que le pays a
connus depuis les indépendances amènent logiquement à questionner la capacité
des élites politiques à proposer des projets de société tendant à bâtir une République
démocratique, stable et résolument engagée sur la voie de développement.
Certes,
le Tchad ne manque pas de personnalités politiques ou publiques crédibles et
d’une certaine envergure. Toutefois, l’engagement politique d’une partie de
cette élite ne manque pas de susciter nombre d’interrogations, tant les partis
politiques peinent à proposer des offres politiques alternatives, une certaine
vision de l’avenir. Par ailleurs, les motivations qui sous-tendent l’engagement
en politique ne sont pas toujours la volonté de servir la communauté nationale,
mais une certaine volonté de se « servir soi-même ».
Pourtant,
Danielle Béatrice Ongono Bikoe considère que le changement attendu de l’élite « [n]e
sera possible que si chaque citoyen pense au développement du pays, s’engage à
refuser toute corruption (matérielle ou morale) et fonde ses choix politiques
sur des motivations — constructives — et non sur des motifs purement égoïstes. »[11].
Au-delà
d’une certaine transformation, et face à la gangrène de la corruption, du
détournement des biens publics et du faux banalisé, il est impérieux que la
justice contribue à l’assainissement de la vie publique. La
justice, si elle est saisie des affaires mettant en question la moralité
publique, doit en toute indépendance instruire, juger et faire exécuter les
décisions qui en seront issues. A cet effet, les procureurs généraux, les
procureurs de la Républiques près les juridictions et les juges d’instruction
auront un rôle avant-gardiste à jouer. Ce qui n’exclut pas la contribution tout
aussi essentielle d’autres juges du siège et des auxiliaires de la justice
(Avocats, Huissiers, etc.).
Au
demeurant, il appartient à la justice tchadienne qui fait l’objet des critiques
mettant en cause son indépendance et sa capacité à contribuer à la construction
d’un État de Droit, d’une démocratie et d’une bonne gouvernance, d’affirmer et
d’assumer son indépendance.
Ø La
transformation des mentalités du peuple
La
République du Tchad a longtemps baigné dans des guerres fratricides et des rébellions
récurrentes. Les fibres ethnique et religieuse ont été attisées et manipulées
pour servir des desseins inavoués. La guerre de 1979 présentée comme la plus
atroce a eu pour effet de développer le repli identitaire et le communautarisme[12]. S’agissant du repli
identitaire, force est de constater qu’il est manifeste dans les grands centres
urbains. A titre d’exemple :
Des nouveaux
quartiers se constituent sur des bases ethniques et qui parfois portent des
acronymes identitaires. C’est ainsi qu’apparaissent dans la capitale des
quartiers comme ‘’Walia Hadjaraï’’ dont la majorité des résidents sont des
Hadjaraï, ressortissants de la région du Guéra ; dans le quartier ‘’Kanembouri’’
ne sont regroupés que des Kanembou, tous originaires du Kanem ; dans le
quartier ‘’Sara-Moursal’’ ne résident en majorité que des Sara, originaires des
régions méridionales, etc. Ainsi, se développent des solidarités ethniques de
plus en plus fortes et qui s’institutionnalisent parallèlement à
l’administration centrale autour des chefs appelés ‘’chefs de race’’ dont la
mission est de défendre les intérêts de la communauté qu’ils représentent
devant toutes les circonstances[13].
Toutefois,
les populations tchadiennes aspirent légitimement à un autre Tchad, un Tchad
débarrassé de la haine et de la violence communautaire[14]. Des Organisations de la
Société Civile comme le Comité de Suivi de l’Appel à la Paix et à la
Réconciliation (CSAPR) œuvrent depuis au moins deux décennies en faveur du
dialogue, de la réconciliation et de la paix. A titre de rappel, en date du 16 novembre
2002, sur l’initiative du Collectif des Associations de Défense des Droits de
l’Homme (CADH), plus de 150 acteurs de la vie publique se sont rassemblés et
ont recherché les causes de la situation de non-paix quasi-permanente au Tchad.
Pour remédier à cette situation et après débats, les participants ont décidé de
mettre en place un processus de négociation collective afin de poser les bases
politiques de la construction d’une paix véritable au Tchad. Pour ce faire :
un Appel à la paix et à la réconciliation a
été lancé auprès des acteurs de la vie sociale et politique afin de proposer
des pistes de solutions globales aux problèmes évoqués : assurer la bonne
gouvernance et la bonne gestion du pays, régler le problème de l’armée
(composition ethnique, impunité…), réforme de la justice, redéfinition de la
forme de l’État (décentralisation, fédération…)[15].
Dans
la perspective de la construction d’une société démocratique et d’un État de
Droit, les citoyens ont un rôle majeur à jouer. Pour ce faire, les mentalités
rétrogrades doivent faire place à une mentalité saine, dépoussiérée et tournée
vers le progrès. L’école (à travers une refonte de l’instruction civique
notamment) et la société civile doivent être mises à contribution. Même
si à ce jour l’école tchadienne fait face à de nombreux défis qui plombent sa
qualité, elle gagnerait à faire œuvre utile. En effet, la politique tchadienne
a contribué à détruire les fondements du système éducatif en ce que les
pratiques clientélistes, népotistes, l’instabilité gouvernementale et la
politisation y ont droit de cité.
En
tout état de cause, l’on peut s’accorder avec Danielle
Béatrice Ongono Bikoe que :
Il est important
que le système d’éducation explique (…) aux populations ce qu’est la
démocratie. (…). Par l’éducation, on devrait faire comprendre aux citoyens que
la politique est une bataille d’idéologies et qu’elle ne devrait pas dégénérer
en conflits armés qui, loin de construire et de servir les intérêts de la
nation, détruisent et ne profitent qu’à des particuliers.
D’autres
institutions sociales (la famille et la religion notamment) peuvent contribuer
à préparer un citoyen nouveau à même de jouer sa partition dans le processus
démocratique. Concrètement, il est nécessaire que la famille et la religion inculquent
à leurs membres des valeurs de paix, de tolérance et les principes d’égalité, de
respect du bien commun et de la participation à la gestion de la chose publique.
La
transformation des mentalités vise, à terme, à avoir des citoyens exigeants vis-à-vis
des dirigeants dans une démarche de redevabilité et d’une obligation de
résultat.
Conclusion
Des
développements qui précèdent, il y a lieu de relever que la vie politique au
Tchad a, depuis les années 1960, été dominée par la violence sous toutes
ses formes. La prise du pouvoir et sa conservation n’ont pas été épargnées par cette
violence devenue un mode d’expression. En dépit des efforts accomplis dans
l’optique d’instaurer la démocratie et l’État de Droit, force est d’observer
que les relents autoritaires, la mauvaise gouvernance, les guerres fratricides,
et globalement les reculs antidémocratiques ont refait surface. À l’occasion de
la transition ouverte en date du 20 avril 2021, la République du Tchad
dispose d’une possibilité de remettre la pendule à l’heure pour bâtir une
société démocratique et un État de Droit résolument engagé vers le progrès. Un
tel idéal n’est possible que si les Tchadiennes et Tchadiens décident de
dialoguer sincèrement et de façon inclusive pour enfin fumer le calumet de la
paix.
***************************************
Yannick
DJIMOTOUM YONOUDJIM est né le 12 octobre 1989 à N’Djamena (Tchad). Il est
Juriste spécialisé en Droit communautaire et comparé CEMAC, Avocat stagiaire à
la Société Civile Professionnelle Kreich Avocats et écrivain.
Yannick
DJIMOTOUM YONOUDJIM est auteur d’un certain nombre de publications
notamment :
·
Une nouvelle intitulée « La Marche
de Madjidéné » publiée au recueil les Rayons d’ensoleillement de
l’Association pour le Développement Culturel (ADEC) en 2016 ;
·
Un article intitulé « Contribution
de la jeunesse à l’impulsion et la consolidation des dynamiques de préservation
de l’environnement » paru dans l’ouvrage collectif J’ai à cœur ma
planète (2016) du Bureau Régional Afrique Centrale (BRAC) de l’Organisation
Internationale de la Francophonie (OIF) ;
·
Un recueil de nouvelles intitulé « Une
aube qui frémit » publié en décembre 2019 chez Edilivres ;
·
Un ouvrage intitulé « Politiques budgétaires du Tchad et le
mécanisme de contrôle de la CEMAC » publié en mars 2020 aux Editions
Universitaires Européennes.
Par
ailleurs, Yannick DJIMOTOUM YONOUDJIM milite dans des associations de la
société civile.
************************************
Les réflexions contenues dans cet article
n’appartiennent qu’à leur(s) auteur(s) et ne peuvent entraîner la
responsabilité de Justice en Action (JEA) et des personnes qui l’ont révisé et
édité.
[1] Constitution de la République du
Tchad du 16 mars 1996, révisée en 2005.
[2] Constitution de la République du
Tchad du 4 mai 2018, révisée le 20 décembre 2020.
[3] P. MAMBO, « Les rapports
entre la constitution et les accords politiques dans les États africains :
Réflexion sur la légalité constitutionnelle en période de crise », Revue
de droit de McGill, Volume 57, numéro 4, juin 2012, pp. 3-5.
[4] G. CORNU, Vocabulaire juridique,
Association Henri Capitant, PUF, 11è édition, 2017, p.326.
[5] « Depuis l’indépendance, l’armée a connu des bouleversements majeurs et a été remodelée au fil des crises successives que le Tchad a traversées. Dans un pays où tous les présidents, à l’exception du premier, ont pris le pouvoir par les armes, les forces armées ont progressivement vu cohabiter militaires de carrière et anciens rebelles parvenus au pouvoir, ou réintégrés dans le cadre d’accords de paix. » Cf. Les défis de l’armée tchadienne, Rapport Afrique de Crisis Group N°298, 22 janvier 2021.
[8]D. DIA, Les dynamiques de
démocratisation en Afrique noire francophone, thèse de doctorat en Science
Politique, Université Jean Moulin Lyon 3, 26 mai 2010, p.429.
[9]M. BÖCKENFÖRDE, B. KANTE, Y. NGENGE,
H-K. PREMPEH, Les juridictions constitutionnelles en Afrique de l’Ouest
Analyse comparée, 2016, Institut international pour la démocratie et
l’assistance électorale, P.155.
[10] Ibid, p.122.
[11] D-B. ONGONO BIKOE, « Changement
des mentalités et changements institutionnels : des impératifs pour
crédibiliser la démocratie en Afrique », Revue Éthique publique VOL. 13,
No 2/2011.
[12] L. GONDEU, « La dynamique
d’intégration nationale : dépasser la conflictualité d’un Etat entre parenthèses »,
Sahel Research Group Working, Paper No 006, octobre 2013, p.51.
[13] S-A. ADOUM, « Tchad :
des guerres interminables aux conséquences incalculables », Presses
Universitaires de France, « Guerres mondiales et conflits contemporains », 2012/4
n° 248 | p.52.
[14] Ibid, p.7-8.
[15] Comité de Suivi de l’Appel à la
Paix et à la Réconciliation au Tchad, Conférence de Presse, mardi 21 février
2006, CAPE Paris, p.2.
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